UN CHEF AU BOUT DU MONDE

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Troquer les atours du chef le plus télégénique de France pour ceux d’un explorateur, voilà le projet un peu fou tenté par Philippe Etchebest pour les besoins d’un documentaire. Meilleur ouvrier de France, le sudiste est allé jusqu’aux Îles Marquises pour réapprendre et transmettre les choses les plus essentielles de la cuisine. Des choses aussi simples que le partage, le respect et l’effort. Rencontre…

Territoire brut, découpé à la scie dans l’échancrure d’une montagne ancienne, pays exigeant et sauvage, l’archipel des Marquises ne se donne pas au premier venu. Et si ces îles au large de l’espoir ont envoûté Jacques Brel au point qu’il en fit sa dernière demeure, un autre bel esprit y a posé ses guêtres pour une découverte gustative. Embarqué pour les besoins d’un documentaire, Philippe Etchebest a (re)découvert une certaine idée de la cuisine, du goût et du partage. Une idée qui, quelque quatorze mille kilomètres plus loin, a sans doute perdu un peu de son sens premier. « C’est un pays fort, intimidant même. C’est un petit groupe d’îles qui se découpent à l’horizon et qui vous promet des difficultés pour l’aborder ». Ses premiers mots sont clairs et nets. Le chef multi étoilé n’en mène pas large au moment de poser les pieds sur le sol marquisien. Sa mission est, en apparence, assez simple : découvrir auprès des habitants ce qui fait le secret de la cuisine locale. Ingrédients, assaisonnements, modes de cuisson… Le tout, accompagné d’une petite équipe de tournage de chez Bonne Pioche Télévision (qui a déjà officié sur Nus et culottés, Rendez-vous en terre inconnue ou J’irai dormir chez vous).

Deux semaines d’exploration

L’aventure a duré deux semaines et a permis au chef du Quatrième Mur, à Bordeaux, de revoir certains aspects du métier. Parmi eux, l’effort qu’il faut consentir, là-bas, pour se nourrir. Cet effort, en soi, n’est pas vécu comme une épreuve, mais comme un motif de fierté pour les marquisiens. « Il faut tout mériter ici. Si tu ne fais pas d’efforts, tu meurs », lâche même l’un des protagonistes du documentaire en marge d’une chasse au mouton sur l’une des îles les plus hostiles de l’archipel. Et c’est justement de cela dont il s’agit. La poignée d’îles, comme des petits cailloux perdus au grand large, n’offre que peu de place au hasard. Tout doit être pensé, contrôlé, protégé, préservé. Tout doit être éminemment respecté pour perdurer. Et cette philosophie est au cœur des usages locaux. Pas un seul marquisien ne penserait prélever un fruit de l’arbre à pain, une plante ou un animal sans remercier la terre nourricière et penser, bien plus encore, à son renouvellement. « Philosophiquement, c’est très intéressant. Mais ça nous replace surtout face au contexte de pénurie et de responsabilité culinaire que cela engage chez nous. Les marquisiens aiment leur terre. Ils y ont une attache spirituelle. Mais ils connaissent également un contexte écologique difficile. Ils la défendent, cette terre, en la gérant au mieux », résume le meilleur ouvrier de France.

Le goût de l’effort

Revenir aux sources, celles de la cuisine, des méthodes de préparation, des ingrédients et des concepts… L’idée reste au cœur de la démarche initiée dans le documentaire. Le chef Etchebest en a épousé les contours et s’en est même nourri durant le périple. « On est forcément amené à repenser nos pratiques au contact de ces gens. Les voir cuisiner après avoir prélevé leurs ingrédients directement dans la nature, c’est très inspirant. C’est une façon de vivre loin de la modernité. On revient vers la nature, les hommes et les femmes. Ça ramène à beaucoup d’humilité et de respect. Nous sommes peu de choses. Ça se ressent. Ça fait du bien », assure-t-il en souriant. Dans le documentaire, le chef se prête volontiers aux différentes expériences qui lui sont proposées. L’odeur puissante du fāfaru, un plat de poisson au lait de coco agrémenté d’une macération d’eau de mer et de langouste, l’aura notamment beaucoup marqué. La construction d’un authentique four marquisien et les heures de travail physique qu’elle suppose n’est pas en reste.

Retrouver le sens de la cuisine

« Il y a énormément de choses à dire et apporter au plus grand nombre », affirme-t-il. La saisonnalité, l’équilibre des cultures et l’économie appliquée sur place sont autant de valeurs et de conceptions à évoquer en école hôtelière. La dureté de la terre et de la nature oblige les gens de là-bas à développer une sensibilité, un échange et un sentiment de valeur. « Eux, les marquisiens, vivent de la nature. Ils ne peuvent pas faire autrement. C’est une réalité que nous avons oublié et qui est pourtant tout à fait salutaire », assure Philippe Etchebest. Impliqué sur ce débat au travers de ses émissions et des tables qu’il tient en France, le chef voit ici quelque chose d’essentiel pour l’avenir de notre patrimoine culinaire et, plus largement, de notre alimentation. Cette réalité de saisonnalité et de respect impacte aussi bien la production que la distribution et la consommation. « Nous avons la chance, en métropole, de disposer de tout sans effort. Mais nous devrions nous rappeler de ces valeurs-là », poursuit-il.

Protéger sa terre

Faire passer des messages… C’est sans doute la grande mission que s’est fixé Philippe Etchebest à son retour en métropole. Face aux puissants témoignages et à l’expérience d’une terre farouche, le chef espère que les téléspectateurs saisiront la portée de l’expérience et, surtout, l’importance du mode de vie de ce peuple polynésien. Un peuple qui aime sa terre en la sachant rare et précieuse. Un peuple qui, jour après jour, cultive un rapport à l’autre et à l’assiette. Cette dernière prenant d’ailleurs des formes très diverses. Un peuple, enfin, capable de penser et repenser sa place dans un écosystème fragile et menacé par les périls de notre temps. Les gens du coin le savent et s’engagent pour en compenser les conséquences. Ces dernières décennies, ils ont en effet chassé les pêcheurs industriels, repoussé des projets d’implantation, défendu le lieu et ses habitants. Non pas pour cultiver une autarcie farouche, mais pour continuer de respecter « Henua Enana », la Terre des Hommes, comme on l’appelle au cœur du Pacifique.

 

Jérémy Felkowski

 

 

 

 

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