NATALIA TURINE : « LA RUSSIE N’APPARTIENT PAS A SON GOUVERNEMENT »

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Femme de lettres, journaliste et éditrice, Natalia Turine est également à la tête de l’une des rares librairies parisiennes dédiées au monde russe. Pour Épatant, elle évoque le rôle de son enseigne dans cette période trouble et tente, à nos côtés, de décrypter les tréfonds de l’esprit russe.

 

E – Vous entretenez une relation particulière avec la librairie du Globe. Une relation qui remonte à votre enfance et votre apprentissage scolaire. Est-ce la principale raison du rachat de cette maison lorsqu’elle s’est trouvée en difficulté il y a une dizaine d’années ?

NT – J’ai repris la librairie du Globe en grande partie pour des raisons de nostalgie. Il ne s’agissait pas d’entretenir une question purement culturelle. Par ailleurs, il faut avouer que même si la Russie a finalement fait tomber le rideau de fer en 1989, les ouvrages russophones sont longtemps restés difficilement accessibles pour les Russes. Le Globe est là pour leur apporter ces ouvrages et satisfaire leurs demandes.

 

E – Pourquoi si peu de librairies consacrées aux auteurs russes ?

NT – Dans toutes les librairies de France, vous trouverez des livres d’auteurs russes ou russophones traduits en français. Un grand auteur, en vérité, n’a pas de nationalité propre. Il utilise l’une des nombreuses langues pour s’exprimer. Voilà tout. Et proportionnellement, j’ai sans doute lu plus de livres d’auteurs étrangers à la culture russe. Des auteurs comme Charles Perrault. Puis-je, dans ce contexte, me revendiquer d’une culture russe ? Par ailleurs, j’ai vite compris que la littérature contemporaine russe est terriblement répétitive et banale. Il ne suffit pas de décrire sa vie des années 1990 pour en faire un vrai roman. Il existe, en revanche, des livres étrangers à la Russie, mais qui vous en racontent des pages avec puissance. Je pense notamment au Coup de Grâce, de Marguerite Yourcenar. Elle y évoque la guerre civile russe avec un talent extraordinaire.

 

E – Comment comprendre la Russie, selon vous ?

NT – Pour comprendre la Russie, il ne faut pas s’enfermer dans le vieux folklore des samovars et des danses des Polovtses. Il faut lire Suétone pour mieux cerner les grandeurs et les décadences des dictateurs. Il faut parcourir Flavius Joseph pour entrevoir le sort du peuple Tchétchène condamné à signer un pacte avec les russes pour survivre, ou celui des juifs, qui considéraient l’historiographe romain, pourtant né à Jérusalem, comme un traître.

 

 E – Qu’est-ce qui vous a donné le goût du livre ?

NT – La Russie est un pays globalement apolitique. C’est le pays de l’underground. Le journalisme n’y a quasi pas existé. Il n’y est n’est pas une forme d’expression d’opinions. La philosophie, comparée à la pensée allemande, est pauvre… même si je lis et relirai Berdiaev toute ma vie et le trouve de plus en plus contemporain. La littérature joue un rôle très spécial en Russie. Je dirai même que c’est un rôle plus important que la fameuse orthodoxie. Cette dernière compose cette trinité folklorique : blinis, samovar, balalaïka. Ce n’est qu’en littérature que vous trouvez des réponses aux questions de la morale, de la conscience, de la justice, de la foi. Le reste n’est que du business, un peu comme le théâtre du Bolchoï.

 

E – Passer du journalisme au monde des libraires suppose-t-il une métamorphose, un changement total de paradigme ou est-ce, au contraire, une continuité, une évolution naturelle ?

NT – Le journalisme n’est apparu qu’après la chute du mur de Berlin. Et comme tous les néophytes, les journalistes russes faisaient dans l’excès. De la censure totale, on est passé à la liberté sans aucun contrôle. J’avoue que c’était un état d’ivresse très agréable et je ne pouvais qu’être déçue par des restrictions « des lignes éditoriales » en occident. Je trouve la littérature moins dépendante de l’audience et donc plus libre.

 

E – Dès les premières heures de l’invasion russe en Ukraine, vous avez pris le parti de Kiev en multipliant les déclarations. Est-ce antinomique avec une carrière de libraire spécialiste du monde russe ?

NT – La Russie n’appartient pas à son gouvernement. Même si, contrairement à une expression connue, Le peuple mérite son gouvernement, je dirai que le gouvernement mérite son peuple.  Je n’ai pas besoin du territoire pour me sentir russe. La Russie est là où je suis. Je vie dans un Méta monde et j’avoue que, personnellement, je n’irai pas me battre pour un territoire aussi emblématique soit-il.  Sinon l’Italie est grecque, et ce n’est pas une raison pour l’envahir. Mais que les choses soient claires : « le nouveau monde » que nous imposent les nouveaux russes depuis 1917 ne me convient pas. Ni Lénine, ni Trotsky, ni Staline, ni Kroutchev, ni Brejnev, ni Eltsine, ni Poutine, ni même Gorbi ne font partie de ce qu’on appelle la culture russe. Pas pour moi, en tout cas. L’histoire russe s’est arrêtée en 1917. Ce qui a suivi est un social bolchevisme, un Komintern, un cancer qui continue d’étouffer le monde par ses métastases. Cette Russie-là à le don de se mettre en permanence du côté des pires régimes et semble éprouver un plaisir sadique et fanatique d’étouffer tout germe du bon sens.

 

E – Emmanuel Carrère a très récemment dit à l’antenne de France Inter que « la Russie est foutue pour au moins une génération ». Partagez-vous ce constat et, si oui, cela se sent-il dans le travail de jeunes auteurs originaires de la Fédération ?

NT – Rien n’est foutu. Le glaçon qui fond n’est pas foutu, il devient autre chose. Et même Saint Jean ne voulait pas dire que le monde était foutu quand il annonçait les quatre cavaliers d’apocalypse. La Russie est le contraire d’un ordre. La Russie est un pays avec un peuple très atomisé. C’est peut-être même le pays le plus anarchiste du monde. Et ceux qui ont écrit l’histoire russe sont bien au contraire en opposition au pouvoir. Regardez l’exemple des vieux croyants. Après le schisme de l’Église, ils se sont retirés dans l’est. Et ils ont construit les richesses économiques et culturelles du pays malgré leur rejet du pouvoir. La force des Russes était dans leur dissidence, leur clandestinité. Je suis, en tant qu’éditeur, et simplement en tant que tel, à la recherche des outsiders. Je n’aime pas les slogans ni les mouvements populaires. Souvent, ils me font penser au cercle de la mort des fourmis. Les fourmis n’ont pas d’yeux et ils marchent à l’odorat pour trouver à manger.  Si l’une d’elles fait un bug, elle peut tourner en rond en marchant sur ses pas, et entraîne les autres jusqu’à la mort de tous, affamées. Chez les homos sapiens, il faut compter sur une fourmi qui doit sortir les autres du cercle. Cela dit, depuis 100 ans, la nouvelle Russie tourne en rond.

 

E – En temps de guerre, il est très facile de vouloir ériger d’épaisses murailles pour isoler les peuples et les nations. Comment répondre à celles et ceux qui voudraient éventuellement bannir les artistes et auteurs russes en France ?

NT – On ne bannit personne. Ceux qui crient à la russophobie sont simplement des gens sans talent. La cantatrice qui fait beaucoup de bruit en ce moment (Anna Netrebko) est juste très moyenne et sans aide des lobbyistes du Kremlin, la relativité de son talent est devenue sensible. Elle est aussi fade que la fameuse cuisine russe que personne n’arrive à bien définir, mais qui est très chère.

 

E – Qui sont, selon vous, les auteurs russophones qui symbolisent le mieux la Russie d’aujourd’hui ?

NT – Un auteur comme Rachel Bespaloff est très intéressant dans le contexte actuel. Elle est théoricienne du sionisme. Les populistes accusent souvent les juifs d’être à l’origine du coup d’État russe de 1917. Seulement, ils oublient que les soviétiques exterminent les sionistes qui voulaient partir de ce nouveau pays tant adoré par les intellectuels occidentaux.  La culture juive, les livres en yiddish – tout était interdit et détruit. Des années après, un « grand constructeur des idées » Andropov a créé le concept de la nation palestinienne, concept soviétique !!!! approuvé par Arafat. Dire « nation palestinienne » revient à dire nation parisienne ou londonienne. Il y avait les arméniens palestiniens, les tcherkesses palestiniens….  Il faudrait le rappeler aujourd’hui…

 

E – Un autre auteur à recommander à nos lecteurs ?

NT – Iouri Dombrovski, l’auteur d’un ouvrage qui s’appelle Le singe, vient réclamer son crâne. C’était un amoureux de la France. Il est écrivain, historien, anthropologue, archéologue, poète, juif, tzigane, russe et polonais et compose ce texte en sortant de captivité. Il rêvait de ce pays où les gens savent si bien parler. L’histoire raconte l’échange de deux anthropologues qui parlent de la culture, de la poésie, de la philosophie. Un échange qui, un jour, est interrompu par un singe réclamant son crâne.

 

 

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