Discuter, se mettre autour d’une table, dresser des passerelles quand d’autres dynamitent des ponts… Le défi est immense lorsqu’il s’agit des cultes. Pourtant, loin des hostilités et de l’aveuglement, des voix puissantes et inspirantes s’élèvent. La rabbine Delphine Horvilleur et l’avocat Chems Eddine Hafiz en font partie.
« La tolérance est une vertu qui rend la paix possible ». Dans les mots de Koffi Annan, c’est tout un pan de notre histoire qui se révèle. L’ancien Secrétaire général de l’ONU avait percé à jour l’un des maux des temps actuels. Et lorsqu’il s’agit de lutter contre la tolérance, il n’y a jamais de fatalité. Au-delà des initiatives citoyennes telles que l’association Coexister, qui travaille chaque jour pour installer les conditions d’un dialogue interreligieux, des représentants des cultes s’engagent également dans cette bataille du vivre ensemble.
Rabbine libérale, Delphine Horvilleur publiait il y a quelques mois le roman « Il n’y a pas de Ajar », paru chez Grasset. Elle y dépeignait le portrait imaginaire du fils imaginaire d’un homme imaginaire. Rien que cela. Mais surtout, elle évoquait en filigrane l’épineuse question de l’identité et de sa construction.
Elle résume ainsi sa position : « C’est une manière personnelle de faire un pied de nez à toutes ces obsessions identitaires du moment et ces gens qui sont persuadés d’être ‘qui ils sont’ parce qu’ils sont nés quelque part. Plus que jamais, on a besoin de réhabiliter la fiction qui permet d’agrandir la réalité et de refuser les assignations identitaires qui nous enferment quelque part ». Le personnage de son roman se nomme Abraham. Un clin d’œil, précise-t-elle en souriant, et une référence directe à l’un des points de convergence des trois grands monothéismes.
Derrière l’humour et la drôlerie de la situation romancée, Delphine Horvilleur pointe également le rapport au fanatisme et à la déconnexion des esprits. Elle s’appuie notamment sur un livre écrit par Amos Oz en 2006 chez Gallimard.
Dans « Comment guérir un fanatique », l’auteur explique en effet que le point commun de tous ces extrémistes réside dans leur incapacité à compter plus loin que le chiffre
- C’est l’altérité qui leur fait défaut, cette possibilité de voir l’autre et de le prendre en compte. « Ils pensent qu’il n’y a qu’une vérité, un livre, une interprétation, un dogme, une façon de voir le monde et de vivre », résume la rabbine face aux questions qu’on lui pose. Elle estime qu’on a plus que jamais besoin de complexité, de profondeur et de nuances. Et dans ce combat, affirme-t-elle, il n’y a pas de fatalité. « On peut gagner », insiste-t-elle. Et c’est justement là que réside la base du dialogue interreligieux à ses yeux : la prise en compte de l’autre, son acceptation, son intégration dans notre champ de vision.
« Durant l’occupation, des musulmans et, notamment, les responsables de la Grande Mosquée de Paris, ont pris des risques énormes pour cacher et sauver des citoyens juifs qui étaient menacés de déportation par les allemands ».
Avocat en droit international et recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems Eddine Hafiz défend une vision républicaine de l’Islam et de sa pratique. Auteur de « N’en déplaise à certains, nous sommes des enfants de la République », il rappelle que les Musulmans de France ont toujours pris leur part dans la vie citoyenne du pays. Un état de fait qui tranche, selon lui, avec une mise à l’écart des croyants dans l’espace public et certaines formes de politique. Et cette mise à l’écart, comme il l’évoque, contribue à la montée des tensions. « L’Islam, comme je l’ai déjà rappelé, s’est toujours adapté de manière très naturelle aux lois de la République », mentionne-t-il.
En 2022, au plus fort de la campagne présidentielle, le recteur de la Grande Mosquée de Paris évoquait déjà la nécessité de poser des conditions propices au vivre ensemble et au dialogue interculturel. À ses yeux, certains candidats ont toujours porté une vision tronquée de l’Islam et de la foi musulmane.
« Depuis de nombreuses années, la composante musulmane tente de se faire une place dans la communauté nationale. Je reste tout à fait optimiste quant à son succès dans cette démarche. Mais face à cet effort, il y a des formations notamment politiques qui tentent de l’en empêcher », souligne-t-il.
Au moment des attaques du 7 octobre 2023 en Israël, Chems Eddine Hafiz était intervenu sur les plateaux des grandes chaînes aux côtés d’Haïm Korchia, le Grand Rabbin de France. Il s’était largement exprimé pour dénoncer les exactions perpétrées au Proche-Orient. « À chaque fois qu’on s’en est pris aux Juifs à cause de leur identité et de leur culte, les musulmans, dans leur grande majorité, ont réagi », se souvient-t-il. Une manière de rappeler que l’adversité est aussi un terreau du vivre ensemble. Ce qu’il souligne par l’évocation d’une autre page d’histoire : « Durant l’occupation, des musulmans et, notamment, les responsables de la Grande Mosquée de Paris, ont pris des risques énormes pour cacher et sauver des citoyens juifs qui étaient menacés de déportation par les allemands ».
Dans les années 1960, alors que la violence faisait déjà rage au Proche-Orient, Musulmans et Juifs de France s’étaient réunis pour créer une association qui, encore aujourd’hui, porte un message de paix. La Fraternité d’Abraham était née durant la guerre des Six Jours et poursuit son œuvre en 2024.
La Bible, le Coran et la Torah reconnaissant Abraham comme une personnalité majeure, tout comme d’autres noms incontournables tels que Jésus, Marie-Madeleine ou Gabriel.
Sur le papier, les grandes déclarations peuvent sembler bien dérisoires face aux accès de violence, au harcèlement et aux attaques. Pourtant, Chems Eddine Hafiz résumait il y a quelques temps la situation de la manière la plus claire, la plus simple et, surtout, la plus efficace. Il affirmait, texte à l’appui, qu’un musulman ne peut normalement pas attaquer un juif.
« Dans le saint Coran, il est écrit noir sur blanc que les musulmans ne peuvent pas s’en prendre aux juifs. On lit des passages où Mahomet dit que Moussa (Moïse, tel que traduit dans le Coran) est son frère en religion. Il explique également que l’on ne doit pas le préférer aux autres cultes plus anciens », assure-t-il. Une vision que confirme volontiers Delphine Horvilleur quand elle évoque la proximité des trois cultes monothéistes sous la figure tutélaire d’Abraham. La Bible, le Coran et la Torah reconnaissant Abraham comme une personnalité majeure, tout comme d’autres noms incontournables tels que Jésus, Marie-Madeleine ou Gabriel.
Pris en étau entre une modernité convulsive et une crise d’identité profonde, le catholicisme reste, lui aussi, au cœur du tissus religieux de notre pays. Croire ou ne pas croire ? Tolérer la différence et le culte des autres ? S’ouvrir au monde et tenter de jouer la carte de la diversité… « Nous avons lancé un champ d’études sur ce qu’on appelle désormais l’archipélisation de la société, à savoir la difficulté à produire du commun et le choix de privilégier le repli sur des isolats culturels, des isolats générationnels ». Philippe Portier et Charles Mercier sont sociologues et spécialistes du christianisme. Ils ont développé en partenariat avec Kantar une étude abordant la relation qu’entretiennent les moins de 30 ans avec la religion. Les chiffres parlent d’eux-mêmes et pointent l’écart abyssal entre les perceptions renvoyées par nombre de médias et la réalité du terrain. Il apparaît notamment que les jeunes ont une vision plutôt libérale de la laïcité et de la liberté de culte. Pour 29 % des personnes interrogées, la laïcité vise à placer les religions sur un pied d’égalité. La même proportion pense qu’elle assure la liberté de conscience des citoyens.
Jérémy FELKOWSKI