Enki Bilal en Cameron Obb, le héros de BUG qui a hérité de toute la mémoire numérique de l’humanité, © Christophe Labarde 2023
Enki Bilal en Cameron Obb, le héros de BUG qui a hérité de toute la mémoire numérique de l’humanité, © Christophe Labarde 2023

ENKI BILAL : « L’HYBRIDATION DE L’HOMME ET DE LA MACHINE EST EN MARCHE. RIEN DE L’ARRÊTERA.»

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Artiste multidisciplinaire (peinture, dessin, bande dessinée, cinéma, écriture…), Enki Bilal, né à Belgrade (ex-Yougoslavie) en 1951, est considéré par beaucoup comme le « pape » de la bande dessinée d’anticipation. Son œuvre a été de nombreuses fois récompensée, notamment par le très prestigieux Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1987. Il est aujourd’hui l’un des artistes français les plus cotés, en France et à l’étranger.

Autoportrait aux lunettes noires
Autoportrait aux lunettes noires, © Enki Bilal 2023

EP – L’Intelligence Artificielle (IA) fait la une de tous les médias. En tant qu’auteur d’anticipation, on imagine que tu dois être le premier à « plonger » dans ces nouvelles techniques ?

EB – C’est vrai que je suis passionné par les nouvelles technologies, mais dans mon travail artistique quotidien, je suis toujours très attaché à des outils plus « classiques » :
Le papier, les crayons, les pinceaux, l’encre de Chine et les couleurs en tube… Tout simplement pour une question de sensualité, que l’on ne retrouve pas avec les méthodes de travail numérique.

EP – En termes de résultat, les images générées par des logiciels comme Midjourney sont pourtant fascinantes…

EB – Oui ! Et je comprends que beaucoup soient tentés de les utiliser. Moi-même, j’ai fait quelques essais. C’est vrai qu’elles pourraient m’aider, me faire gagner du temps, à la marge, en complémentarité d’un travail plus classique, pour suggérer des ambiances, des décors… Mais je n’ai pas encore franchi le pas.

EP – Tu as pourtant déjà largement franchi celui du passage au numérique…

EB – Largement, je ne sais pas. Par rapport à certains « confrères » qui en sont encore au crayon, à la gomme, à la plume et à l’encrier, on peut effectivement le voir comme ça (rires). Cela fait longtemps maintenant que j’écris tous mes textes sur ordinateur. Pour les images, je scanne mes esquisses, je les imprime, je les retravaille ensuite à l’acrylique et au pastel… J’utilise aussi régulièrement Google Map pour les recherches de vues aériennes. Ma seule vraie concession au numérique, ce serait au moment de la mise en page de mes albums, que je « monte »  moi-même sur InDesign. Mais tout cela ne suffit pas à me considérer comme un geek.

EP – En tout cas, tu ne pourrais pas revenir en arrière…

EB – Non. Je reconnais que je pourrais difficilement me passer du numérique. Et que j’aurais du mal à vivre normalement sans mon téléphone portable, sans accès à Internet. Au fond, je ressemble aux personnages de ma dernière série BUG (*) dans laquelle j’approfondis tout ce qui se passerait dans un monde ayant perdu tout accès à Internet et au numérique. Je crois que cela ne sert à rien de mener des combats d’arrière-garde. Certains vivent encore sans téléphone portable, mais le téléphone portable, il me semble, est déjà à la fois comme un nouveau membre ou un nouveau cerveau (parfois le seul cerveau, hélas, chez certains jeunes…). Je le vois comme l’ébauche tangible, concrète, indispensable d’une hybridation plus générale qui est en marche et que rien n’arrêtera.

EP – Ce mot « hybridation » traverse toute ton œuvre depuis le début…

EB – Oui. Tout comme cette idée d’homme « augmenté » que j’utilise depuis longtemps, même si je l’emploie cette expression avec parcimonie et avec un brin de dérision, car l’expression-même d’« homme augmenté » indique que la partie véritablement humaine de l’homme s’en trouve… diminuée !

Quand l’intelligence artificielle vient frapper aux portes de l’atelier, © Christophe Labarde 2023
Quand l’intelligence artificielle vient frapper aux portes de l’atelier, © Christophe Labarde 2023

EP – L’irruption de l’IA ne fait qu’accélérer le mouvement…

EB – Oui. Et dans cette question, tout aussi important que l’IA elle-même, le vrai sujet, me semble-t-il, est justement cette idée d’« accélérer le mouvement ». C’est-à-dire la question de la vitesse avec laquelle cette hybridation est en marche.

Ces temps-ci, il me semble qu’il y a une certaine ironie à voir Elon Musk demander le ralentissement de l’utilisation de ChatGPT alors que lui-même accélère les tentatives d’implantation de circuits imprimés dans les cerveaux humains ! Ce n’est plus de la Science Fiction ou de l’anticipation. Nous sommes véritablement en train de vivre l’une des révolutions les plus importantes de l’Histoire de l’humanité.

EP – Pourtant, c’est « LE » sujet du moment ! Au point qu’on se demande certains jours si l’Intelligence Artificielle (IA) n’a pas occulté la guerre en Ukraine ! Comme si le « virtuel » chassait le « réel »…

EB – C’est vrai que certains jours, on peut se poser la question… Sur cette question de la guerre pourtant, en tant qu’originaire d’un pays qui n’existe plus, la Yougoslavie, je ne peux pas me désintéresser de ce qui se passe en Russie, en Ukraine. Pour moi, c’est une forme de « réveil du monstre » que j’ai déjà dénoncé par le passé. Le virtuel est une chose, mais lorsqu’on oublie trop le réel, lui aussi finit par nous rattraper.

EP – C’est drôle (ou plutôt pas drôle du tout…) mais il me semble que BUG est au croisement de ces deux phénomènes : le réveil de la violence « physique » du monde et de sa violence « numérique ». Un mélange « hybride » d’Ukraine et d’IA…

EB – C’est en tout cas l’histoire que je continue à raconter dans le « Livre 4 » de BUG sur lequel je suis en plein travail, et qui est l’avant-dernier d’une série qui en comptera 5. Même si le sujet est tellement immense que j’aurais pu continuer encore longtemps. À l’allure où en vont les choses, je me demande ce que nous réservera la réalité dans les mois à venir. La sidération est presque quotidienne…

EP – Plus qu’une série sur la perte du numérique, BUG, au fond, est une série sur la perte de la mémoire…

EB – Oui, c’est vraiment la question qui traverse toute l’histoire. Parce qu’aujourd’hui, perdre la mémoire numérique revient à perdre la mémoire tout court. Encore une fois, tous ceux qui ont un jour perdu leur téléphone portable ou « crashé » le disque dur de leur ordinateur en savent quelque chose… Je n’échappe pas à la règle ! (rires) Le numérique, c’est un peu comme le bonheur, dont on mesure l’importance au bruit qu’il fait quand il s’en va. On mesure l’importance du numérique et d’Internet aux problèmes qu’ils génèrent lorsqu’ils tombent en rade ! En nous mettant dans les mains de l’Intelligence Artificielle, pourtant, il me semble que nous risquons de franchir un nouveau cap. Pour l’instant, les meilleurs experts nous expliquent que l’IA ne sait « créer » (même si le terme est impropre…) qu’à partir du passé, à partir de ce qui existe déjà, de toute cette nourriture numérique (textes, photos, images…) dont l’a nourrie. Personne n’est encore vraiment capable de nous dire à partir de quel moment elle commencera à fonctionner en circuit fermé. Et donc à vraiment « créer », même si c’est avec son style et d’une façon inédite. Mais tout le monde comprend bien que ce n’est plus qu’une question d’années, probablement de mois. Jusqu’ici, nous avions simplement confié notre mémoire au numérique, avec tous les dangers que je dénonce dans BUG. Que se passera-t-il lorsque nous lui confierons notre imagination ? Là encore, je ne suis pas certain que ce soit sans danger…

EP – Pour l’homme ? Pour la planète ?

EB – C’est moins la planète qui m’inquiète que l’humanité qui la peuple. La Terre, même blessée, se remettra toujours. Nos civilisations, c’est une autre histoire… Tout, pourtant, devrait nous remettre sur la bonne trajectoire. Nous en avons les outils intellectuels, les capacités physiques, mais je ne suis pas sûr que nous en ayons l’intelligence et encore moins la sagesse. Au fond, nous ne méritons pas la place que nous occupons sur terre. C’est que j’explique, à ma manière, dans une exposition qui se tient en ce moment à Paris, qui reprend le titre d’un livre d’entretiens : « L’homme est un accident. » (**) Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss le disait très bien : « Le Monde a commencé sans l’Homme et s’achèvera sans lui. » Pour l’instant, alors que certains avaient cru, après la chute du mur de Berlin, à l’émergence d’une paix durable, le monde est en train de se fracturer à nouveau. Ce n’est plus les « bons » d’un côté et les « mauvais » de l’autre, ou les capitalistes d’un côté et les communistes de l’autre comme au XXe siècle. Les nouvelles fractures sont entre la raison d’un côté et la passion de l’autre, la vérité et le mensonge, le numérique et le virtuel…

Partout, c’est une nouvelle tectonique des plaques, de nouvelles lignes de force qui sont en train de se mettre en place. De plus en plus violemment, de plus en plus vite. Elles dessinent non pas les siècles, mais les mois, les semaines à venir… Autrefois, l’avenir prenait son temps. On passait lentement le témoin de génération en génération, en prenant le temps de la transmission, de l’assimilation. Ma peur, c’est que sans colonne vertébrale, sans une pensée fine sur le monde, on s’éloigne au contraire de cette vision humaniste et apaisée qui est la seule qui devrait nous occuper. D’une façon générale, je suis terrifié par ce manque de nuances, que les médias ne font qu’amplifier. Aujourd’hui, tout est forcément noir, forcément blanc, et chacun est forcément coupable de quelque chose… Cela fait d’ailleurs probablement aussi pour cette irruption de l’IA, qui ne sera ni entièrement formidable ni entièrement catastrophique… J’ai du mal avec ce climat de défiance, d’inquisition généralisée. Alors, je m’accroche encore – pour combien de temps ? – à la liberté des artistes, à savoir cette capacité à continuer à créer des mondes « libres et invérifiables ». IA ou non !

Le Monde d’Enki Bilal vu par MidjourneyLe Monde d’Enki Bilal vu par Midjourney

Nous avons demandé au logiciel d’intelligence artificielle de générer une image « dans le style d’Enki Bilal ». Verdict de l’artiste :

Honnêtement, c’est moins pire que ce à quoi je m’attendais ! (Rires) L’aigle est beaucoup trop détaillé par rapport à mon style de dessin, mais je trouve qu’il a plutôt bon goût… et de très bonnes lectures !

 

 

 

 

(*) BUG, Enki Bilal, série en cinq livres dont trois publiés à ce jour. Casterman.

(**) « L’homme est un accident », Enki Bilal avec Adrien Rivierre, Belin 2021, exposition du 1er juin au 1er juillet,  galerie Barbier, 10 rue Choron, 75009 Paris.

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