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ERIC MOUQUET : « L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE EST UN FORMIDABLE ASSISTANT ! »

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Eric MouquetDans le sillage de Peter Gabriel et de son label Real World, Deep Forest a incarné, à travers des titres comme le cultisme Sweet Lullaby, l’empreinte sonore de la mondialisation des années 90. Ce groupe français (Cocorico !) a été récompensé par un prestigieux Grammy Award et un tout aussi prestigieux World Music Award pour le meilleur album de World Music. Les années passent, mais l’émotion reste. Épatant est allé à la rencontre d’Eric Mouquet, co-fondateur du duo, qui poursuit l’aventure en solo depuis le cœur du Périgord, non loin… du château de Turenne ! Défricheur infatigable des nouvelles technologies, des nouveaux sons et des nouvelles ambiances, lui aussi observe la montée en puissance de l’IA avec un mélange d’enthousiasme et d’interrogation.

 

EP – L’intelligence artificielle est-elle aussi en train de révolutionner la musique ?

EM – Beaucoup de choses arrivent sur le marché, mais de qualité très variables. Dans mon domaine, très spécifique, qui est celui de la musique électronique, nous sommes toujours à la recherche des nouveautés tant dans la lutherie électronique que dans les traitements du son. Si on remarque de plus en plus d’outils numériques qui font appel à l’IA, il faut bien constater que pour le moment, en matière de composition pure, on est encore loin du compte. Mais pour combien de temps ? Tout semble aller tellement vite, les progrès sont surprenants.

EP – Tu n’as jamais été tenté ?

EM – Si bien sûr, car je suis curieux, mais pas vraiment pour une aide à la composition à proprement parler, et je ne suis pas prêt à renoncer à ce privilège exceptionnel d’être un créateur. Lorsqu’on demande au logiciel de nous composer « quelque chose » avec des mots clefs (NDLR : « prompt » en anglais), cela produit parfois un résultat intéressant, mais qui reste quand même très scolaire, très « cliché ». Au final, lorsqu’il s’agit de faire un choix final, la proposition « composée » par l’IA n’est jamais celle que l’on retient… Dans le milieu des producteurs de musique, nous avons probablement tous fait des essais, des tentatives de composition par IA. Honnêtement, je n’ai rien retenu de vraiment génial. C’est toujours plus ou moins bien fait, mais avec encore beaucoup de maladresses et surtout beaucoup de « clichés sonores ». Si tu n’y connais rien, tu peux être bluffé. Mais lorsque que c’est ton métier, que tu as passé ta vie à inventer un langage musical qui est ton identité, ça ne fait pas illusion très longtemps… En dehors de la composition pure, en revanche, pour un travail très spécifique et très technique comme on le fait beaucoup en studio, l’IA peut s’avérer très utile. Lors d’un mixage, pour déterminer la balance spectrale la mieux adaptée à tel ou tel titre par exemple. En matière de contrôle du son, de montage ou de mastering, il existe aussi de nombreux plugins [NDLR : petits logiciels autonomes] comme Ozone qui fonctionnent déjà très bien. Ils permettent aux ingénieurs du son de travailler plus vite ou d’avoir des propositions alternatives, pour le dire simplement, sur « l’esthétique sonore ».

Il y a toujours deux approches. Soit on utilise la puissance des logiciels pour explorer telle ou telle direction, soit on les laisse nous faire des propositions au hasard. Dans les deux cas, ils nous proposent souvent des options, des solutions, des combinaisons auxquelles nous n’aurions pas pensé spontanément. Avec un énorme avantage : on peut faire 40 ou 50 essais en quelques secondes ! Quelle que soit l’utilisation, dans tous ces domaines, l’IA permet de dégrossir le travail. Mais là encore, pour le choix final et la petite touche personnelle qui va faire la différence, rien ne remplace encore le savoir-faire d’un bon « ingé-son ».

EP – On est donc loin d’une intelligence artificielle qui dicterait sa loi, s’imposerait comme une évidence ?

EM – Disons que je considère que l’IA est déjà un formidable assistant et c’est déjà beaucoup ! C’est un petit cerveau comme il y a des petites mains. Un assistant hyper-efficace. Qui n’est jamais distrait, jamais fatigué… (rires).

EP – Depuis quelques mois, on a pourtant l’impression que tout s’accélère et que certains professionnels de la musique électronique sont inquiets. David Guetta, par exemple, s’est fait remarquer en utilisant l’IA pour imiter Eminem. Il paraît que le résultat était très spectaculaire. Au point qu’il a dû y renoncer très vite et ne laisser aucune trace de sa performance…

EM – Oui, mais là, ce n’est pas un phénomène spécifique à la musique. Composer « à la manière de… », en imitant tel style ou telle voix, on le faisait déjà avant l’arrivée de l’IA. Et puis l’imitation n’est qu’une étape.

Nous sommes loin de la création pure. Il faudrait pour cela que l’IA ait non seulement une personnalité, mais aussi la capacité de gérer les heureux hasards qui se produisent dans le cerveau d’un compositeur, au point qu’on l’identifie presque à un « individu » qui aurait inventé quelque chose de nouveau, quelque chose de jamais entendu, qui fascine le plus grand nombre et que l’on reconnaisse aux premières notes. En musique, c’est ça le secret. Les plus grands compositeurs sont ceux que l’on reconnaît immédiatement, comme ça, de façon évidente, après quelques notes. C’est vrai, de Debussy à Coltrane, de Mozart à Stan Getz, en passant par Bach ou Chopin… Or, une intelligence artificielle, par nature, se nourrit de ce dont on l’a « nourrie ».
Elle se nourrit donc du passé. Pour le dire autrement, jusqu’à preuve du contraire, ce sont les musiciens, je veux dire les vrais musiciens en chair et en os… qui sont en ce moment-même en train d’inventer les sons de demain, la musique du futur.

EP – En pratique, on peut pourtant imaginer que l’IA pourrait sérieusement concurrencer la génération de musiques très simples, à l’image de ce qu’avait déjà tenté Brian Eno par exemple avec ses « musiques d’aéroports » ?

EM – Oui, c’est vrai que cela suffit probablement pour générer de la musique de « remplissage » de films institutionnels, de musique d’ambiance, de répondeurs… mais quel ennui ! Quant à espérer remplacer Brian Eno par une IA pour tenter de générer un album comme « music for airports », il y a un pas… que je ne franchirai pas.

EP – Et pour une musique très mathématique, à l’image de celle de Bach… ?

EM – Mathématique, Bach ? Moi, je le vois d’abord comme un immense mélodiste (rires). Mais là encore, même si la machine n’a probablement aucun mal à composer des fugues avec de multiples voix ou, de façon générale, une partition polyphonique et complexe, il me semble que nous ne sommes pas encore au « point de bascule », qui sera de générer (j’ai du mal à employer le terme « composer »…) un vrai « tube ».

EP – Toutes les évolutions techniques ont pourtant déjà « engendrées » leur propre style… Il n’y a pas de raison que l’IA échappe à la règle ?

EM – Oui, c’est vrai qu’autrefois, il y a eu l’arrivée des arpégiateurs, des séquenceurs… Des musiciens comme Tangerine Dreams, Klaus Schultz et bien d’autres, ont développé un style (la Berlin School) grâce à ces machines, mais ils ont dominé les machines, ils en été les maîtres. Je constate d’ailleurs que mon propre style évolue également en fonction des instruments que j’utilise et, bien sûr, des nouvelles technologies que je mets en œuvre au fur et à mesure des évolutions. C’est mon vocabulaire musical qui s’enrichit. Mais là, c’est différent. On ne parle pas de sonorité, mais de composition.

Peter Gabriel, que tu connais bien et avec lequel tu as travaillé, a pris une prise de position officielle il y a quelques semaines dans laquelle il déclare : « L’IA ouvre des possibilités créatives étonnantes, vraiment passionnantes et transformatrices. J’ai ressenti la même chose lorsque les ordinateurs sont entrés dans la musique en nous offrant des échantillonneurs et des machines à rythmes qui, à leur tour, ont ouvert de nouveaux univers musicaux. Lorsque l’avenir se dessine si clairement et qu’il coule aussi vite qu’une rivière après une tempête, il semble plus sage de nager dans le sens du courant. L’IA est là. Apprenons ce que nous pouvons et comment nous pouvons l’adapter et la faire évoluer pour mieux servir tout le monde. » Est-ce une position partagée dans ta communauté musicale ?

Je ne sais pas si c’est la position de tous les musiciens, mais en ce qui me concerne, je pense la même chose.

EP – Tu n’y vois donc aucune menace.

EM – Je ne suis pas naïf ! S’il y a une menace, c’est certainement dans le domaine des droits d’auteur, de la protection des œuvres et dans la brèche déjà grande ouverte des musiques au kilomètre en buy out (NDLR : sans reverser de droits aux auteurs) car l’IA se nourrit déjà et « pirate » en quelque sorte toutes les créations disponibles sur le marché sans qu’il soit possible de la tracer, d’en apporter la preuve… Des sociétés proposent déjà des services de ce genre. Et dans le domaine que nous venons d’évoquer, qui est celui de l’easy listening et des musiques d’ambiance, le processus est en route. Je suis membre de l’UNAC (NDLR : Union des Auteurs Compositeurs) et j’y ai appris il y a quelques jours qu’un pourcentage très significatif des titres streamés sur Spotify est déjà généré par de l’intelligence artificielle ! Mais fondamentalement, je reste optimiste. Tu connais la phrase de Nietzsche : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. » Alors au moins, pour nous, musiciens, le défi est clair : nous devons être plus experts que l’IA, encore plus intelligents que l’intelligence ! C’est incontestablement une nouvelle ère qui s’ouvre, mais je ne doute pas que les musiciens, et d’une manière générale les vrais créateurs, en sortiront renforcés.

Propos recueillis par Arthur Atlas

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