L’ÈRE DE L’HOMME SIMS : La médecine esthétique, phénomène de mode ou modèle de société ?

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Avec les réseaux sociaux et l’évolution des technologies médicales, les tabous de la médecine esthétique s’effritent peu à peu. Il semble qu’on se dirige lentement vers une société dans laquelle notre apparence physique ne sera plus qu’un choix parmi d’autres. Allons-nous vers un monde où l’on choisit son nez comme on choisirait un brushing ou un bijou ?

 

Et si votre visage n’était qu’un assemblage optionnel de chair et d’os ? Des options à choisir, parmi un catalogue, permettraient de façonner votre visage comme vous créez votre Sims ou votre avatar. En réalité, avec des moyens financiers suffisants, c’est à peu près déjà le cas. Aujourd’hui, les progrès et avancées technologiques en médecine esthétique permettent d’intervenir sur les apparences de manières de plus en plus efficaces, élaborées et fines.

 

L’histoire des interventions esthétiques es médicales

 

La reconstruction des mutilations des soldats défigurés après la Première Guerre mondiale a lancé les recherches dans le domaine. Celles-ci ont cheminé au fil du XXe siècle vers des interventions purement esthétiques (avec les implants mammaires et les rhinoplasties au premier rang), en réponse à une demande de plus en plus populaire.

Cependant, jusqu’aux années 2000 la chirurgie plastique était assez dramatique : très coûteuse, invasive, permanente et souvent risquée. Mais en 2002 la Food and Drug Administration aux Etats-Unis a ouvert le chemin au reste du monde, en approuvant l’utilisation du botox pour la prévention des rides. Quelques années plus tard, les produits à base d’acide hyaluronique, tels que Juvéderm et Restylane, ont été approuvés, d’abord pour combler les rides et ridules, puis pour restructurer les mâchoires, le nez et les joues. Ces procédures durent de six mois à un an et sont loin d’être aussi coûteuses que la chirurgie ; le prix moyen par seringue de produit est de 350 euros. Moyennant cette somme, il est possible de « repulper vos lèvres, pour mettre en valeur vos atouts de séduction » par injections d’acide hyaluronique, nous aguiche le site web d’une clinique parisienne. Vous pouvez vous faire injecter du botox entre midi et deux puis retourner directement au bureau.

 

Des pratiques de plus en plus banalisées

 

Le Dr. Fatya Assadi, médecin esthétique et urgentiste à Paris, distingue plusieurs catégories de patients. En phase de transition ou en quête d’un idéal de beauté physique, sa patientèle est constituée à 65% de femmes, pour 35% d’hommes. Parmi ceux-là, plusieurs tranches d’âges. « Il y a la millennial, jeune, qui pousse la porte du cabinet à 25 ou 30 ans. Elle vient pour refaire une lèvre, ou un ovale du visage. Ce n’est pas la personne la plus compliquée à traiter, car les structures sont toujours en place, on est dans l’embellissement pur. Ensuite il y a la femme de quarante ans, ou bientot cinquante ans. Souvent elle a trent-neuf ans ou quarante-neuf ans, et la médecine esthétique est une façon pour elle de passer un cap. » Le but n’est pas de les changer ou de réinventer leur visage, bien au contraire : « Je ne vais pas les transformer, l’objectif c’est de leur donner un petit “boost”, les aider à bien vieillir. Il y a d’autres personnes, dans des situations un peu plus compliquées, après une rupture ou divorce, qui ont besoin d’un coup de pouce, on est plus dans l’esthetique du paraître pour être jeune ou belle à tout prix, c’est vraiment psychologique, ce sont des gens qui viennent en se disant “je vais m’occuper de moi, je vais me sentir plus en harmonie, mieux dans ma tête”. Je vais les aider à se retrouver en accord avec elles-mêmes. »

Le lien avec le bien-être est au cœur de sa pratique. « La composante psychologique étant énorme dans ce genre de procédure, la première consultation est cruciale pour comprendre et cerner ce que recherche vraiment la patiente ». La chirurgie pour passer un cap, c’est aussi une façon d’avoir une mainmise sur une phase de transition qui bouscule, se donner une forme de pouvoir sur soi-même et la situation. Par ailleurs, impossible de renier les liens forts qui peuvent exister entre l’apparence physique et la confiance en soi. Aristide, parisien de vingt-trois ans et adepte de médecine esthétique depuis plusieurs années, en parle : « Vous me voyez une semaine après mon intervention chez mon médecin, je suis au top niveau confiance. Vous me voyez deux ans après, je ne suis pas sûr d’être le même, honnêtement. Je ne sais pas si c’est triste à dire ou au contraire si c’est bien de l’assumer, mais je pense que le lien est vraiment très fort. Après, ce sont des questions de degré, il y a des gens pour qui ça ne compte pas tant, pour moi, mon apparence fait 50, 60% de ma confiance en moi ».

Pour les différents types de patients, la perception de la médecine esthétique n’est pas toujours la même. Les femmes plus âgées sont très travaillées par les tabous associés à la pratique, aux jugements sociétaux sur la superficialité et la vanité. « Les femmes de vingt, trente ans, n’ont pas du tout cette vision qu’a la femme de quarante, cinquante ans sur la médecine, poursuit le Dr. Fatya Assadi. La plus âgée est gênée, elle est dans un conflit, se disant que c’est interdit, mal vu. Elle me dira souvent “il ne faut pas que ça se voit, mon mari ne doit pas le savoir, mes amis ne doivent pas le voir”. À l’inverse, pour la millennial, le sujet ne se pose même pas. Ça fait partie de leur routine, la médecine esthétique c’est une routine, c’est comme aller en pharmacie acheter une crème. Bien vieillir, ça fait partie de leur quotidien, elles sont bien renseignées ».

 

Perception de soi et réseaux sociaux, meilleurs ennemis ?

 

Avec l’apparition des réseaux sociaux dans les années 2010, notamment Snapchat puis Instagram, nos corps et nos visages s’éprouvent de plus en plus comme des avatars, des personnages de jeux vidéo, circulant dans un monde virtuel. Dans la nébuleuse des images semi-fictives, altérées, recadrées et teintées de filtres qui défilent sur nos écrans, nos identités fusionnent avec les représentations de nous-mêmes que nous choisissons de véhiculer.

On se construit des personnages, avec la possibilité de travailler nos apparences externes comme on le souhaite. La manière dont on se représente est totalement customisable : avec l’aide d’un filtre ou d’un petit passage sur une application comme FaceTune, on peut altérer son visage et son corps à souhait (à ce propos, le compte instagram @celebface chasse assidûment les retouches des mannequins et influenceuses les plus suivies). Les plateformes mettent en vitrine des versions de nous-mêmes choisies, taillées, travaillées plus ou moins minutieusement. Un profil Instagram est un livre ouvert sur la façon dont on se représente, et dont on veut être perçu.

Avec la médecine esthétique, cette identité visuelle devient façonnable, et amène dans la réalité les visages qu’on voit sur Instagram, selon les standards de beauté du moment, dictés en partie par les personnalités les plus suivies. Jason Diamond, chirurgien plasticien américain et personnalité célèbre de télévision dit que « 30% des gens viennent en apportant une photo de Kim [Kardashian], ou de quelqu’un comme Kim — il y a une poignée de personnes, mais elle est tout en haut de la liste, et c’est compréhensible ». Aristide raconte son expérience. « La première fois que j’ai essayé les lèvres, c’était vraiment par curiosité, je n’avais pas spécialement de problème avec cette partie de mon visage, mais avec tout l’engouement autour des lèvres de Kylie Jenner (sœur de Kim Kardashian, ndlr), je me suis dit : allez, pourquoi pas. Un peu comme on teste un salon de coiffure ou une esthéticienne j’ai pensé : “essayons, je veux pas mourir bête, j’ai envie d’essayer”. Ce n’était pas dans une démarche pour camoufler, dissimuler un complexe, c’était vraiment par curiosité pure. » 

Les réseaux sociaux sont un monde où la représentation de soi prédomine. Qui on est vraiment importe peu à l’algorithme. Sur les réseaux sociaux, on peut montrer la personne qu’on a envie d’être, et avec la médecine esthétique, on peut devenir cette personne, ou s’en approcher le plus possible. « J’ai une certaine image de moi, qui est générée à la fois par mon travail, ma personnalité, la façon dont je m’habille… C’est vraiment un idéal de moi, de comment je me vois, c’est ce que j’aimerais être tout le temps. Et ce “moi idéal”, j’essaye de m’en rapprocher par ces interventions », explique Aristide.

 

Quelles dérives et dangers ?

 

Les pièges et inquiétudes autour des réseaux sociaux sont bien connus : déphasage avec le réel, attentes esthétiques peu réalistes, des comparaisons peu saines qui engendrent une baisse de confiance en soi, contribuant à la dégradation de la santé mentale, à des troubles alimentaires… Pour le Dr. Assadi, « les réseaux sont un vrai fléau au moment où ils empêchent d’être en phase avec la réalité. In fine, c’est au médecin de décider si le geste qu’on pourra proposer saura lui apporter un plus, lui permettre d’être plus en accord avec ce qu’elle a envie d’être, sans tomber dans l’excès.  Le médecin doit rester la personne qui guide. »

Peut-on devenir addict au boost qu’apporte la médecine esthétique ? Le Dr. Assadi souligne le rôle important du praticien ici, « dans médecine esthétique il y a bien médecine, et ce côté prime parfois face à l’esthétique. La première consultation permet  de cerner la personne, savoir si on est face à quelqu’un qui est dans la quête de l’impossible. À partir du moment où on l’a détecté, c’est à nous en tant que médecin de savoir dire stop, et prendre du temps pour leur expliquer que peut-être il faut réfléchir à pourquoi elle est en quête de quelque chose qui sera toujours insatisfaisant. C’est un mal-être à détecter en tant que médecin, et savoir diriger vers un professionnel autre qui pourra l’aider. Mais il faut savoir dire non, c’est le rôle du médecin. Ne pas la faire entrer dans un engrenage difficile à gérer. »

Cependant, ce n’est pas la majorité des cas, et l’excès n’est pas le mot d’ordre pour la plupart des gens qui choisissent de travailler leur visage. D’après Aristide, « la première vitrine, la première publicité du médecin, c’est les visages des patients. Souvent ce que je dis pour dédramatiser la chose, c’est que le docteur n’a aucun intérêt à te défigurer ». La finesse est une recherche permanente pour des résultats naturels et subtils. Aristide confie : « moi, en trois ans, mes parents ne se sont même jamais aperçus de tout ce que j’avais fait. Il faut arrêter d’avoir cette image que la médecine esthétique n’est que pour aller dans le too much, alors qu’on peut faire des très jolies choses aujourd’hui, sans que ça se devine. »

Faudrait-il donc essayer de considérer la médecine esthétique comme quelque chose de plus léger, anodin ? D’après Aristide, c’est évident. « Il faut arrêter de diaboliser ceux qui y ont recours, mais en même temps ne pas oublier que c’est quand même une pratique médicale, qui doit être exercée par un corps professionnel compétent, dans des conditions irréprochables. » Peu à peu, une injection d’acide hyaluronique s’apparentera à se faire faire les ongles, ou une nouvelle couleur chez le coiffeur. Un geste de self-care qui veut dire “je veux être belle, ou beau, et je prends soin de moi”.

 

Un sujet qui reste clivant

 

Malgré une normalisation qui accompagne l’évolution des techniques, la question de la chirurgie reste compliquée. D’abord, celle de la beauté est un débat éternel, dire exactement ce qu’elle est ne met pas tout le monde d’accord, donc agir sur soi pour aller vers plus de beauté est finalement très subjectif. 

Il y a aussi la question des inégalités sociales, la médecine esthétique renforce les contrastes entre les plus riches et les moins fortunés. Une rhinoplastie commence à partir de 4500 euros, un lipofilling du visage, qui consiste à utiliser de la graisse prélevée sur une zone du corps où elle est en excès pour la ré-injecter à un autre, se fait à partir de 1800 euros. Et à partir de 4900 euros, on peut faire un lifting cervico-facial, la correction chirurgicale du vieillissement au niveau du cou et du visage. Ceux qui le peuvent deviennent plus beaux, ont l’air rajeuni, et par ailleurs sont souvent ceux qui définissent les standards de beauté, augmentant toujours plus l’écart entre les classes sociales.

En prenant un angle de réflexion féministe, il apparaît que la médecine esthétique contribue à perpétuer des standards de beauté patriarcaux et non réalistes, à la source des complexes qui poussent eux-mêmes à modifier son apparence. Mais elle est aussi vue comme donnant du pouvoir aux femmes qui choisissent de prendre en main leur apparence et par extension, leur vie. Par ailleurs, ce n’est pas un sujet nouveau : les idéaux de beauté féminine qui ne peuvent être atteints que par des processus douloureux de modification physique ont toujours existé, des petits pieds en Chine impériale aux tailles de guêpe de l’Europe du XIXe siècle.

Enfin peut-être, ce qui interroge le plus dans cette ère de banalisation croissante de la médecine esthétique, est la disparition de la diversité, des individus. Un article de Jia Tolentino pour le New Yorker [The Age of the Instagram Face, 12 décembre 2019], parle du “visage Instagram”, qu’elle décrit comme « un visage jeune, bien sûr, avec une peau sans pores et des pommettes hautes et rondes. Il a des yeux de chat et des cils longs comme un dessin animé ; il a un petit nez propret, et des lèvres pleines et pulpeuses. Il vous regarde d’un air timide mais vide. […] Le visage est distinctement blanc tout en étant ethniquement ambigu ». Ce visage devient le visage “beau” par excellence, exceptionnel tout en étant banal, vu et revu mais pas moins parfait pour autant.

Faut-il continuer de s’acharner à dire que l’apparence ne compte pas ? Cela semble de plus en plus difficile, dans une époque où une grande partie de nos personnalités sont construites par représentation pure, via les réseaux sociaux. Alors au contraire, faut-il se l’avouer une bonne fois pour toute ? Au fond, même si c’est l’intérieur qui compte, certains prennent le parti de s’amuser avec l’extérieur. On peut façonner son physique comme si c’était un avatar, chercher par cela à se sentir en accord entre l’image d’un soi idéal et son apparence réelle. Comme dans la démarche transhumaniste plus globale, dans une société hautement technologique, tout est paramétrable. Nous allons dans le sens d’une homogénéisation des visages et des corps, selon des standards de beauté temporaires, mais striés d’universalité : la médecine esthétique vise globalement à gommer les effets du vieillissement, à corriger les asymétries, les ombres trop sévères sur un visage, les traces du passage de la vie. Encore une fois, il s’agit quelque part de défier la mort. Si la médecine esthétique n’a pas encore une place claire et totalement assumée en société, elle est un phénomène non-négligeable qui transforme peu à peu nos regards sur ce que cela veut dire d’être né avec un corps et des traits supposément imposés. Serait-on au début de l’ère de l’homme-sims ?

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