Illustration par Anaelle Meirim

INFLUENCEURS : LA MONÉTISATION DU VIDE ?

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Depuis un peu plus d’une dizaine d’années, notre paysage médiatique et communicationnel a vu naître une nouvelle activité : l’influence, non sans quelques interrogations quant à la légitimité de ces derniers et dernières à la considérer comme une réelle profession. Difficile d’accès, intense, mais surtout très controversée, bienvenue au cœur de l’influence. 

 

C’est de la digitalisation, de la communication et du désir des marques de faire des publicités directes et personnalisées, que l’influence comme on la connaît (sponsoring) est née. Ce qu’on appelle souvent les « ambassadeurs », c’est-à-dire des personnalités suivies sur les réseaux, en partie rémunérées par leur collaboration avec des marques, sont une continuité directe du métier de publicitaire ou de porte-parole. Ces personnalités, au même titre que des acteurs ou des sportifs, ont la plupart du temps des agents. C’est ainsi que cette nouvelle activité a développé tout un ensemble de corps de métiers spécialisés en stratégie de  communication digitale tels que les « digital analyst », « spécialiste du marketing d’influence », « chargé.e de partenariat influenceurs/ambassadeur »… bref, la liste est longue. Les plus grandes marques ont elle aussi développé des pôles dans leur direction de la communication dédiés à l’influence, comme c’est le cas de nombreuses maisons de luxe comme Chanel, qui organise des prêts de vêtements pour les influenceurs.

Ilona, 23 ans, a commencé sa carrière en tant qu’agent d’influence. Dans une agence parisienne de taille moyenne, son rôle était de gérer la partie business de son portefeuille de « talents », c’est-à-dire trouver de nouveaux contrats, gérer l’administratif et la logistique, mais aussi avoir un rôle de conseillère voire parfois « d’amie » avec ses clients. Être agent d’influenceur s’apparente finalement à n’importe quel autre métier d’agent avec l’idée que le « show business » est un monde où le rythme est effréné et dans lequel il ne faut pas avoir peur de faire des heures supplémentaires. 

Le spectre des métiers autour de l’influence et de la communication digitale est immense et surtout quasiment incontournable dans le bon fonctionnement de n’importe quelle marque ou activité. Un influenceur est une sorte de porte-parole plus « humanisé » et proche du public qui va donner cette dimension « dans l’ère du temps » et « personnalisée » à la communication d’une marque. Plutôt qu’un mannequin froid auquel on aura du mal à s’identifier, autant capitaliser sur un influenceur qui a déjà une petite (ou grande) communauté et qui apportera sa touche de personnalité au produit. Finalement, c’est une nouvelle façon d’atteindre les publics ciblés par les marques. 

 

LÉGÈRETÉ, FACILITÉ ET SUPERFICIALITÉ : DES TERMES QUI COLLENT À LA PEAU DES INFLUENCEURS 

Lise (son prénom a été changé), 21 ans, comptabilise aujourd’hui près de 340 000 abonnés sur Instagram. Elle débute sa carrière très tôt, avec le mannequinat, dans différentes agences et évolue dans un premier temps dans le milieu de la mode. C’est à ce moment qu’elle commence à faire de l’influence sans réellement le savoir. Comme beaucoup de métiers de l’image, le mannequinat s’opère en grande partie sur les réseaux sociaux, et Lise se crée rapidement une communauté d’abonnés sur Instagram en postant des photos d’elle et de son quotidien. Il y a un an et demi, elle est finalement approchée par une agence d’influence et fait de moins en moins de mannequinat pour se lancer dans ce nouveau métier. Lise explique : « Pour des raisons de santé, j’ai dû arrêter mes études de droit et le mannequinat et me suis retrouvée à faire des petits jobs. Un peu plus tard, une agence m’a contactée pour m’accompagner avec Instagram et j’ai accepté. » Elle explicite en précisant que :  « l’influence n’est pas une passion, c’est un métier. Ma passion est la création artistique, ce qu’on appelle vulgairement la création de contenu. Ce qui m’intéresse, c’est créer des images, susciter une émotion ou au moins de la beauté. Qu’il puisse y avoir une portée artistique voire activiste c’est peut être encore plus intéressant mais ce n’est pas toujours le cas. En revanche, l’influence pure et dure – c’est à dire celle où on doit placer un produit selon des règles strictes à ne pas transgresser – ne me passionne pas, non. » 

Selon Lise, le fait que l’influence soit une activité « légère », « facile » ou « pour débiles » n’est pas une idée forcément justifiée. « Il y a un fond de misogynie là-dedans : quand les femmes font usage de leur corps ou de leur physique et deviennent indépendantes, ça dérange profondément la société ». D’après elle, le problème de perception du métier se situe ici. Elle explique que lorsqu’elle était au lycée ou en études, elle était excellente élève, plusieurs fois major de sa promotion. Ses activités tierces d’influenceuse et de mannequin qui lui permettaient en partie d’être indépendante financièrement dérangeaient énormément le cadre académique. Pour Ilona, qui s’est lancée dans le milieu de l’influence juste après ses études en école de commerce et après avoir fait une classe préparatoire littéraire, « ça a été très difficile d’assumer dès le début que l’influence et les réseaux sociaux étaient une passion, parce que je savais que l’étiquette de la fille superficielle me collerait à la peau. Si l’on considère l’influence comme facile et légère, c’est aussi parce qu’on l’associe à la communication bas de gamme, à une sphère qui est traditionnellement considérée comme moins prestigieuse et plus superficielle ».

Penser que l’influence est « simple et à la portée de tous », c’est pourtant se résoudre à voir seulement le produit fini, sans penser aux heures de travail qu’il y a derrière. Tout dépend de la manière avec laquelle on décide de mettre en avant le produit que l’on sponsorise, mais généralement, derrière une simple photo – comme pour n’importe quelle campagne publicitaire – il y a autant de travail et de réflexion de la part de l’annonceur que de l’influenceur lui-même. Il semble évident que s’il y a des sommes d’argent importantes en jeu, rien ne sera laissé au hasard. Lise nous confie qu’elle pense que de manière récurrente, l’opinion publique dénigre généralement 

les nouveaux métiers en les pointant du doigt comme étant nocifs ou inutiles. On perçoit les influenceurs comme une seule et même foule de personnes, et ceux qui font « mal » leur métier, c’est-à-dire ceux qui vendent des produits de manière peu éthique, prennent l’ascendant sur tout le reste. « Ce phénomène existe dans tous les groupuscules », dit-elle. 

Illustration par Anaelle Meirim

 

L’INFLUENCE : UN MOYEN PLUTÔT QU’UNE FINALITÉ

Isaak (@isaak_dssx sur Instagram et TikTok), 21 ans, connaît un pic de notoriété suite à la mise en ligne d’une courte vidéo humoristique sur TikTok devenue virale, qui comptabilise aujourd’hui huit millions de vues. À partir de là, les abonnés grimpent en flèche, les repartages fusent et le jeune homme se fait reconnaître dans la rue : en quelques jours il est propulsé et saisit ainsi l’occasion d’être influenceur. Il poste alors des vidéos quotidiennement sur TikTok et Instagram, de réels sketchs dans lesquels il se crée des personnages burlesques en rendant des situations du quotidien loufoques et comiques. Récemment, Isaak a rejoint une agence d’influence et a aujourd’hui un agent qui le suit dans ses shootings, ses contrats avec les marques ou encore ses rendez-vous professionnels. Pour lui – qui a désormais plus de 35 000 abonnés sur Instagram et plus de 200 000 abonnés sur TikTok – les réseaux sociaux étaient initialement ce qui lui permettait de se «  confronter à un public ». Il explique : « J’ai d’abord voulu faire une école de théâtre quand je suis arrivé à Paris mais  je n’ai pas été pris dans celles pour lesquelles j’avais postulé. Faire des sketchs sur les réseaux me permettait de me confronter à un petit public et avoir des retours sur ce que je proposais, c’était plus accessible et plus rapide que de tenter de remplir des théâtres tout seul ».  Très vite, il cumule des millions de vues sur ses sketchs et obtient précisément ce qu’il cherchait : des retours et de la visibilité. Être influenceur est ainsi pour Isaak un moyen plutôt qu’une finalité. Chacun de ses sketchs demande du temps et de la préparation : il faut écrire le script, apprendre le texte, incarner le personnage, le tout en essayant d’être drôle et en s’adaptant aux formats imposés par les réseaux sociaux. Il faut que ce soit court et percutant. Aujourd’hui, son nombre d’abonnés lui permet de faire des partenariats avec des marques reconnues comme Meta (le groupe Facebook, Instagram, WhatsApp), Lancôme ou Maybelline et ainsi de vivre de sa seule activité sur les réseaux sociaux. Pour Lise également, l’influence est plus un moyen qu’une finalité. C’est ce qui lui permet de vivre en gagnant bien sa vie et de poursuivre et financer ses activités artistiques à côté : la danse, la peinture et l’écriture. 

 

LES RÉSEAUX COMME NOUVEAUX ESPACES DE PAROLE

Internet, et plus particulièrement les médias sociaux ont révolutionné les sphères communicationelles par leur accessibilité. Les réseaux sont de nouveaux espaces de parole (sûrement plus libres mais aussi plus dangereux) devenus de réels contre-pouvoirs aux médias traditionnels. Ces plateformes ont été très rapidement confrontées à des logiques de marchandisation. Isaak, Lise et Ilona expliquent que les réseaux sociaux sont ce qui leur permettent de prendre place dans l’espace public, créer du lien et communiquer. Et tout ça de manière gratuite et accessible, contrairement à n’importe quel autre média. On pourrait presque penser à une démocratisation, voire peut-être une vulgarisation à grande échelle, d’une forme de création artistique : Isaak fait par exemple ses sketchs sur TikTok comme il pourrait faire un one-man-show dans un théâtre. Comme un grand carrefour où tout le monde se rencontrerait et échangerait librement, les réseaux sociaux sont la nouvelle « place du village » dans laquelle chacun peut créer, donner son avis, émettre une critique. Car l’influence a beau être critiquée, les médias sociaux sont aujourd’hui le nerf de la guerre.  Même les politiques ont fini par le comprendre en digitalisant notamment leur campagne. En bref, l’influence générée par les réseaux sociaux, malgré ses dangers, a de très bons côtés, quand l’on voit tous les talents qui ont été dénichés à l’aide de ces plateformes, ou encore toutes les personnes qui s’identifient, s’inspirent et se retrouvent dans le contenu mis en avant par des influenceurs. C’est un peu le rêve du « self-made man » : un espace ouvert à tous où rien n’est impossible. 

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