AMOURS PLASTIQUES ET SYNTHÉTISEURS : BIENVENUE DANS LE MONDE DE LA CITY POP

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Genre mal défini et bande son officielle d’une vague d’optimisme dans le Japon des années 80. Quelle est donc la City pop,  style musical clé dans l’histoire artistique du pays du Soleil Levant, et témoin d’une décennie rayonnante ?

 

Début 2018, le mystérieux algorithme de Youtube recommande ce qui semble alors être une curieuse erreur. Pour des millions d’internautes, l’obscur morceau Plastic Love de Mariya Takeuchi trône sur la page d’accueil, détonnant au milieu des habituelles vignettes auxquelles ils sont abonnés. Ce visage souriant en noir et blanc se retrouve propulsé aux quatre coins du monde durant quelque jours. Pourtant, plutôt que de disparaître et d’en rester là, Plastic Love se propage rapidement et atterrit sur les forums de Reddit et Twitter. En deux ans, la vidéo accumule plus de 25 millions de vues. Fin 2020, rebelote. Cette fois-ci, c’est TikTok qui s’enflamme sur le titre Stay With Me chanté en 1979 par Miki Matsubara, 19 ans à l’époque. Pendant des semaines, plusieurs milliers d’internautes d’origine japonaise jouent le morceau à leurs parents, aux visages soudain charmés par l’écoute de ce tube de leur enfance. Les séquences attendrissantes se multiplient, cimentant le statut culte des quelques titres City Pop ayant traversé les générations. Grâce à ces deux mini-événements souffle un vent de découverte : celui de la City Pop, le genre musical dominant mais éphémère du Japon des années 1980.

 

 

La décennie du miracle

 

À la fin des années 1979, l’Occident trébuche. Le choc pétrolier de 1970 a fini d’achever les Trente Glorieuses. L’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis font face à une inflation rampante et une croissance basse, dans un contexte toujours tendu de guerre froide. À l’autre bout du monde par contre, le total inverse se produit. L’économie japonaise grandit, et vite. En trente ans, le pays est passé d’un perdant traumatisé de la Seconde Guerre mondiale au deuxième pays le plus riche au monde, porté par une culture d’entreprise ultraperformante et des machines de pointe.

À l’intérieur du pays, la consommation augmente, les maisons de luxe se multiplient, les particuliers importent du vin et du whisky et les villes s’étendent. La mode devient BCBG et teintée de jean, calquée sur le mode de vie des étudiants universitaires américains. L’industrie musicale n’échappe évidemment pas aux bouleversements. L’avènement du Walkman de Sony et de stéréos de plus en plus poussées dans les voitures Honda ou Toyota permet à chacun de personnaliser ses écoutes. Chaque promenade, chaque navette pour aller travailler peut être habillée de la musique de son choix, comme si chaque moment de la vie pouvait devenir une scène de son propre film. 

À l’étranger, le Japon s’exporte de mieux en mieux. Aux Etats-Unis notamment, l’achat et la consommation de biens japonais deviennent des actes journaliers. Nikon, Toyota ou Sony se transforment en marques de référence. Le succès est tel que le fabricant automobile Honda ouvre une usine à Marysville dans l’Ohio en 1982, allant défier sur leur propre terrain les géants américains que sont Ford, Chrysler et General Motors. Période oubliée par les plus jeunes générations : en 1980, plus de la moitié des vingt entreprises les plus valorisées en bourse sont nippones. Le pays est alors vu comme la plus grande puissance de demain, mélangeant avancées technologique et boom économique, comme décrit dans le livre Consuming Japan de l’historien Andrew MCKevitt.

Le Japon respire, la vie urbaine est rythmée de sorties, de voyages sans restrictions, de l’arrivée des clubs à Tokyo et rapidement dans tout le pays. Le quartier de Shibuya à Tokyo regroupe des adolescents en treillis, des étudiants bien mis, des jeunes filles en jupe plissées prêts à aller danser. Ce terrain fertile va donner naissance à un nouveau style musical : la City Pop.

 

 

Influence Américaine et Pop Nippone

 

Ce style devient la bande son officielle de cette vague d’optimisme. Il faut bien admettre que le genre est mal défini. Le terme même de City Pop est une invention récente, un besoin de nommer ce genre qui apparaît aujourd’hui comme unique. Au Japon, il n’a pas vraiment de nom ; ce n’est que la musique populaire des années 1980, certes extrêmement connue mais pas particulièrement attachée à un groupe ou une identité. Le courant passe du jazz au disco avant d’explorer des styles R&B, rêveurs ou fantastiques. Avant même le style, c’est un souffle, une ambiance, qui tombent sous ce mot. Certains éléments se retrouvent tout de même dans les classiques du genre. Par exemple, les refrains empruntent souvent à l’anglais des phrases simples, puisant dans l’internationalisation du pays une inspiration. Les années 1960 avaient mis en avant des groupes imitant les Beatles ou les Rolling Stones mais systématiquement en japonais. Pourquoi ?

Après plusieurs scandales, il avait été jugé que le rock était essentiellement américain et que le seul moyen de le japoniser était de le jouer entièrement en japonais. La City Pop vient casser cette convention. Dans les compositions, les artistes se lancent aussi massivement dans les synthétiseurs, perçus comme étant les sonorités du futur. Les stars Tatsuro Yamashita ou Anri s’emparent notamment du Yamaha DX7, un synthétiseur clavier sorti en 1982 relativement abordable qui va faire un carton. Cet objet reflète beaucoup des caractères de l’époque : une avancée technologique conçue entre le Japon et la Californie, un grand conglomérat derrière sa commercialisation et un impact culturel énorme. Ce même Yamaha DX7 se retrouve d’ailleurs sur les tubes de Tina Turner, Whitney Houston ou Phil Collins de l’autre côté du Pacifique. Son succès n’échappe d’ailleurs pas à la France, où Jean Jacques Goldman y compose les basses de Je Marche Seul et Michel Polnareff l’utilise encore de nos jours.

La City Pop, c’est aussi une esthétique faite de palmiers, de couleurs pastels et de plages vierges. Les couvertures d’albums racontent une vie ensoleillée, opulente et californienne, reflet des aspirations des jeunes japonais. C’est une aussi une manière de s’échapper de l’hyper présence urbaine d’un Tokyo en expansion constante. Dans le style, les albums For You de Tatsuro Yamashita ou Timely de l’idole Anri font figures de référence. Les couvertures d’albums dessinées par Hiroshi Nagai traversent ainsi un peu plus le temps et l’espace, découvrant dans les années 1980 les codes qui feront les beaux jours d’Instagram. 

Pourtant, à l’aube des années 1990, la City Pop souffre et finit par être oubliée. Trop naïve, trop mainstream, elle ne survit pas au choc financier et immobilier que subit le Japon de ces années-là. Elle sera remplacée par la J-Pop et ses albums très calibrés pour plaire. Il faudra attendre trente ans et la démocratisation mondiale de l’Internet pour que ses ondes trouvent une deuxième vie.

 

 Carrefour Shibuya dans le manga Nikesoi

 

City Pop 2, le retour

 

Dans les années 2010, certains observateurs décèlent une influence nippone dans les disques French Touch de Daft Punk ou dans l’esthétique nocturne et brumeuse de Kavinsky. Beaucoup de codes sont les mêmes : l’usage de néons, le côté urbain, l’utilisation frontale de synthétiseurs, les refrains entêtant. Si la filiation en reste là, les goûts du public reviennent vers les forces du style. C’est bien par Internet que la City Pop retrouve sa place dans l’histoire musicale moderne, grâce à YouTube. C’est presque comme si la plateforme ressuscitait volontairement ce style ; comme si chaque mix de musique amenait tôt ou tard à des classiques ou des compilations. Les maisons de disques en profitent, en témoignent les rééditions vinyles de Midnight Pretenders ou Plastic Love l’année dernière, et la mise en ligne de leurs catalogues sur les services de streaming.

Alors pourquoi ça marche aujourd’hui ? Ces sons très marqués années 1980, ces images et cette proposition un peu naïve semblent résonner chez une partie des jeunes internautes. Un utilisateur commente ainsi : « Je me souviens des jours où je conduisais à travers les rues de Tokyo, la nuit, vitres baissées. Tout le monde était heureux. (…). Les années 1980 étaient géniales » avant de se raviser : « Oh attendez, j’ai 18 ans et j’habite en Amérique. » Un sentiment de proximité imaginé, façonné par la familiarité des sons couplée au twist de la langue. Ils semblent retrouver dans la City Pop leur projections d’un monde qu’ils n’ont pas connu. Le Japon des années 1980 fait rêver, entre avancées technologiques, fantasmes de dessins animés et sentiment de liberté.  Et peu importe si cette vision a vraiment existé.

 

Triomphante avant d’être oubliée puis de renaître, la City Pop suit un cycle rappelant les éternels retours des modes vestimentaires. Enfin, dans la foulée des morceaux retrouvés, des utilisateurs postent depuis cinq ans leurs propres compositions inspirées par ce genre musical. Certains styles confidentiels, comme le Vaporwave ou le plus connu Lo-Fi y piochent des couplets entiers pour les remettre au goût du jour. Cela donne des morceaux souvent longs, au rythme plus lent, plus posés et souvent plus mélancoliques que les originaux. Dans un autre registre, l’artiste canadien The Weeknd a même samplé la voix de Tomoko Aran pour son dernier single Out of Time sorti en Janvier. Une manière de rappeler une bonne fois pour toute que la City Pop n’est pas morte – et qu’elle pourrait même bien devenir la bande son de votre été.

 

Par Paul Menoret-Renard

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