Les aveugles s’envoient en l’air – Zoom sur un rêve de haut vol

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Aussi poétique qu’amusante, l’histoire de l’association des Mirauds Volants nous est racontée par Patrice Radiguet, son fondateur. Accompagnés mais presque parfaitement autonomes, ces pilotes ont défié l’impossible. Avantage certain : ils ne sont pas gênés par le brouillard…               

   

Depuis la création de l’association des Mirauds Volants en 1999, environ deux-cent malvoyants ou non-voyants ont piloté un avion. Même s’il n’est pas (encore) question d’avions de ligne, l’exploit reste remarquable. 

Ancien enseignant dans le milieu des personnes aveugles, auteur de Mirauds d’accord, mais pilotes d’abord et sportif invétéré, Patrice Radiguet, 65 ans, est le fondateur de l’association. Il a un accent toulousain et une diction lente, fait de longues pauses entre chacune de ses explications. Clair, il réfléchit bien au choix des mots, se présente comme fantasque et en marge, « mais de là à faire voler des aveugles… ». Patrice Radiguet s’est longtemps battu pour faire comprendre et entendre son projet. Lorsqu’on lui objectait qu’il était déjà suffisamment difficile pour un malvoyant de couper son bifteck et s’habiller, alors se lancer dans le pilotage d’un avion… Il rétorquait : et la part du rêve ?

Issu d’une catégorie de population qu’on ne voit pas toujours, le projet est longtemps demeuré invisible. Les idées ont pris forme grâce aux rencontres : « J’ai toujours travaillé en réseau. Si on ne mutualise pas les choses, on va tous crever ».  

Patrice Radiguet fait partie de ce qu’il ne cesse d’appeler une « race bâtarde » : celles des malvoyants. Différents des aveugles, ils perçoivent, mais peu, ou presque rien. Il existe des millions de combinaisons :  « Il y a des gens qui ont besoin de beaucoup de lumière ; j’en suis. Certains sont gênés par la lumière. D’autres qui pour vous regarder vont devoir se rapprocher et se placer très en face. Ou vont devoir à l’inverse tourner la tête de côté car ils n’ont plus de vision centrale. Et une infinité d’autres…» Patrice explique patiemment combien cela peut paraître incompréhensible qu’il perçoive correctement une maison au loin mais pas une souche d’arbre à quelques centimètres de lui. Mais « race bâtarde », pourquoi ? Parce qu’elle est rarement comprise, peu évoquée en société. « On m’a souvent accusé de simulation ! ».

Pour Patrice Radiguet, c’était depuis l’enfance comme une évidence : il  savait ce qu’il voulait au plus profond de lui. Alors que tous ses camarades d’école parlaient de leurs ambitions d’avenir bien classiques : pompier, rock star, astronaute… Pour lui, c’était déjà très clair : il savait qu’un jour, il piloterait des avions. 

L’histoire commence véritablement grâce à l’un de ses amis, pilote breveté souhaitant devenir instructeur. Pour ce faire, 200 heures de vol lui sont nécessaires, au cours desquelles il lui arrive d’emmener Patrice avec lui. Fasciné, il se met alors à explorer le tableau de bord avec ses mains lorsque l’avion se stabilise en l’air, « comme tous les mirauds » : ses doigts s’aventurent et glissent entre les boutons, manettes et machines. Jusqu’à ce qu’il tombe sur le manche, qu’il garde, selon les conseils de son ami, entre ses mains. En atterrissant, ils mettent en place la combine : « Je voulais piloter, lui avait besoin de faire des heures. On avait pas beaucoup de sous, ni lui, ni moi, alors je lui ai dit que je serais son premier élève. À l’époque, ça ne pouvait pas trop se dire, c’était notre secret. » Finalement, l’ami ne deviendra jamais inspecteur, mais Patrice ne cessera plus de voler. 

 

LES DÉBUTS D’UNE AVENTURE

 

Après cette entourloupe aérienne, Patrice fait une rencontre au bar d’un aéroclub. Il discute avec un inconnu, lui raconte ses difficultés de vision et ses désirs de pilotage. L’homme paraît intéressé, lui explique qu’il a un tout petit aéroclub – celui des Mousquetaires (dont Patrice est aujourd’hui le président) – mais qu’ils pourraient faire quelque chose ensemble. C’est ainsi qu’ils organisent un premier stage en 1998… qui fonctionne bien mieux qu’ils auraient pu l’imaginer ! « On s’est vite rendu compte qu’on était piégés : il fallait continuer. On a donc créé l’association des Mirauds Volants. » Ensemble, ils tentent alors de mettre en place la technique de transmission des informations par la voix. Ils volent des heures et des heures dans le ciel d’Occitanie, réfléchissent et inventent au  fur et à mesure. L’objectif n’est pas d’imposer des décisions au pilotes, mais bien de lui transmettre les éléments visibles :  « L’instructeur nous communique en temps réel les informations d’inclinaison et dans un deuxième étage, les informations de vol et de navigation – tout ce qui concerne l’altitude, la vitesse, le cap, etc. Cette méthode-là, par la voix, est toujours en vigueur dans l’association. On a un appareil qui nous transmet ces informations de façon informatique mais ça peut toujours tomber en panne ! C’est important d’avoir une solution de secours… ».

 

 

Cet appareil, ils l’ont appelé le Sound Flyer. Il est arrivé par hasard, comme un miracle. Un jour, des ingénieurs de Thalès (groupe d’électronique spécialisé dans l’aérospatiale et le transport terrestre, ndlr) contactent Patrice Radiguet et lui expliquent qu’ils souhaitent l’aider et créer quelque chose d’innovant. L’appareil, né en 2003, remplace la voix du guide-accompagnateur et permet ainsi une quasi-parfaite autonomie du pilote. Après une quinzaine d’années, Patrice Radiguet souhaite le faire évoluer : « On est encore à la  recherche d’un partenaire technique qui voudrait bien reprendre le développement et nous assurer une première série ». Bouteille à la mer pour nos lecteurs…

 

UNE DIFFÉRENCE IMPERCEPTIBLE

 

Au bout d’une heure de conversation avec Patrice Radiguet, la question vient naturellement : tout ça n’est-il finalement pas devenu un défi pour lui, pour eux ? Une façon de crier qu’ils existent, eux aussi, même s’ils ne peuvent percevoir une souche d’arbre. Du tac au tac, il répond qu’il n’a jamais cherché à se mesurer aux autres.  Il fait également de la descente de sommet en VTT, de l’escalade, de la plongée spéléologique, mais jamais dans un esprit de compétition. « Tout cela a été possible grâce à mon entourage. J’ai toujours été entouré de gens à qui j’ai su renvoyer l’ascenseur. Il ne faut pas se positionner comme la pauvre victime handicapée. Un certain nombre de mes confrères ont souvent ce mot à la bouche : « On me doit ». C’est faux ! Il faut se demander ce que l’on peut investir pour dépasser le handicap. »

Et finalement, qu’est-ce qu’un pilote non-voyant ou malvoyant a de plus que le copilote qui l’accompagne ? « Rien de plus ! » : il explique que c’est une question que même des pilotes leur posent. La seule chose qui diffère, c’est qu’ils se servent de leurs cellules tactiles, qu’ils écoutent pour de vrai. « Un copilote peut confirmer ou infirmer ce que nous indique la sensation ! Il m’est arrivé, à  mes débuts, de penser être en virage alors que mon avion volait totalement droit. Ou de penser être en montée alors que j’étais en descente. » Pour lui, il n’y a que le Sound Flyer qui soit véritablement fiable. On peut suivre ses sensations sans pour autant s’y fier aveuglément… 

Lorsqu’il raconte l’un de ses voyages humanitaires vers l’Afrique, il évoque cette sensation, tellement particulière, de survoler le désert. Et parle d’un regret : celui de ne pas être tombé en panne. « Une petite qu’on aurait pu réparer nous-même ! ». Parce qu’il aurait voulu rencontrer le Petit Prince ? Cet amateur de Saint-Exupéry évoque un autre livre du même auteur, Vol de Nuit comme étant l’une des histoires sur l’aviation les plus puissantes qu’il ait lues dans sa vie. 

La suite ? Patrice Radiguet souhaite se concentrer davantage sur son aéroclub et son plaisir personnel. Finalement, durant vingt-cinq ans, il a beaucoup fait voler les autres, mais s’est oublié lui-même. Il entame également l’écriture d’un autre livre sur l’histoire du handicap dans l’aviation. « Je suis en contact avec des pilotes sourds, paraplégiques… Et je m’aperçois que l’histoire du handicap est dans l’histoire de l’aviation quasiment aussi ancienne que celle de l’aviation elle-même. »

 

Article tiré du premier numéro d’Epatant,

Par Léontine Behaeghel

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